Voyage au pays du sorgho-L' auvergnat, là-bas, c'est lui qui fait du sirop de sorgho....
Il m'en avait fallu du temps pour le trouver.
J' en avais fait, des foires aux vins, et il me faudra encore d'autres foires aux vins avant qu'il accepte enfin de me parler.
La bouteille de vin des Corbières était bien entamée lorsqu' il me proposa de venir chez lui, en automne.
Enfin ! L'Auvergne ! Depuis que je suis enfant, cette contrée lointaine m'attire. Ce ne sera pas un voyage facile, je le sais, je devrais être bien préparé.
Dans notre rédaction, Jean, un vieux journaliste, notre patriarche en somme, saura me conseiller. Revenu de tout, de partout, de la Terre de Feu, de la Cordillère des Andes, de la chaîne himalayenne, et de l'Auvergne.
Une photo de lui trône sur son bureau : un paysage enneigé, Jean en raquettes, un sourire lumineux, des loups au loin. Souvenir de son périple en Auvergne.
Jean a été le premier journaliste occidental à pénétrer en Auvergne, il y a vécu quelques années ; il en est revenu transfiguré, marqué à tout jamais -il ne roule qu'avec des pneus Michelin-
-Alors comme ça, tu veux aller en Auvergne ?
Jean m'observe ; je sais qu'il me jauge.
-Pourquoi ?
-Le sorgho
Son visage d'habitude impassible se crispe légèrement, le temps d'une seconde.
-Les Hauts Plateaux du Bourbonnais...Et juste avant l'hiver, en plus. On peut dire que tu ne choisis pas la facilité.
-Je sais, c'est pour cela que je viens te voir, j'ai besoin de tes conseils.
Jean ouvre un tiroir et sort une boîte en fer ; il l'ouvre : elle est pleine de pastilles de Vichy.
-Prends-en une, ferme la porte, et assieds-toi.
A l'instant où je mis la pastille dans ma bouche, je sus que j' entrais en religion auvergnate.
Le voyage depuis Paris avait pris plusieurs jours ; la gare de Vichy, les petis vendeurs à la sauvette qui proposent des pastilles de Vichy, les sherpas et les porteurs qui hèlent les touristes, à peine descendus du train.
Je sors de la gare, je suis surpris par mes premières impressions de cette ville : calme et douceur.
Je m'attable à la terrasse d'un café, et je commande une boisson locale, un Vichy Fraise.
J'attends mon guide, qui m'a promis de me mener jusqu'à Cusset, mais pas au-delà ; "De toute façon", m'avait-il assuré au téléphone, "il n'y a qu' une route après, vous ne pourrez pas vous tromper ou vous égarer".
Comme promis, il m'avait emmené jusqu'au point prévu, évitant soigneusement de regarder la direction que je souhaitais prendre. Juste avant qu'il ne me quitte, il se retourne, me regarde longuement :
-Pourquoi voulez-vous aller Là-Bas ?
-Le sorgho
Ma réponse le fige un instant. Il se reprend aussitôt.
Je regarde le ciel et les nuages ; il fait doux.
-Va-t-il neiger bientôt ?
Le guide regarde aussi le ciel.
-Non, pas encore.
-Et les loups ?
-Ah, les loups, on ne sait jamais s'ils sont là....Bon courage.
Le guide s'éloigne, et avant de disparaître, il se retourne une dernière fois, hésite, lève la main.
Le chemin serpente au milieu des collines ; quelques bois, des parcelles cultivées. L'air est pur, vivifiant. Je me sens bien, heureux. Je vais bientôt toucher au but.
Je comprends pourquoi l'homme avait souri lorsque je lui avais demandé si le TGV passait à proximité de son pays
-Pourquoi veux-tu aller vite ?, m'avait-il dit alors. Le temps ne se gagne pas, il se savoure.
Et je savourais chacun de mes pas, chacune de mes respirations.
Je reconnus aussitôt la maison, comme il me l'avait décrite, après la rivière, à mi-colline.
L'homme était affairé dans son jardin ; il leva la tête et vint à ma rencontre.
-Tiens, regarde, c'est la première de la saison.
En guise de poignée de main, il me tendit une salade, qui emplissait toute sa paume.
-C'est la première salade d'hiver, nous la mangerons tout à l'heure.
C'était comme si nous nous connaissions depuis toujours, comme si nous nous étions quittés il y avait à peine quelques heures.
-Allez, viens, entre.
Je cognais mes chaussures sur une pierre plate, une dalle noire de pierre de Volvic, qui servait de seuil.
Dans la cuisine, une femme s'affairait aux fourneaux ; je la saluais, elle me sourit.
Elle surprit mon regard intrigué et me fit goûter ce qu' elle préparait. Une pâte verte. Un délice.
-Qu' est-ce que c'est ?
L'homme m'emmène dans son jardin.
-C'est un pesto de moutarde.
Il m'offre un café, que nous savourons assis, en contemplant les collines, sans parler.
-Alors, comme ça, tu es venu pour le sorgho ? Allez, viens, je t'emmène. C'est le bon moment pour récolter.
Il saisit un coupe-coupe et je le suis dans son jardin. Des hautes tiges, qui ploient au vent sous le poids de lourds panicules de graines.
L'homme chantonne en abattant son coupe-coupe ; son chant rythme chacun de ses coups. Les tiges sont liées en fagots, les panicules sont coupés.
L'homme saisit cinq ou six tiges ; il m'entraîne dans un autre endroit de son jardin, sous un chêne.
Il coupe en tronçons les tiges, et s'agenouille devant une pierre plate et longue. Il place quelques tronçons sur cette pierre plate, et, à l'aide d'une grosse pierre roulée, il les écrase.
Le temps se fige ; comme surgit du passé, devant moi, il y a juste un homme, agenouillé, qui se sert de deux pierres, comme son père, le père de son père, l'ancêtre de tous ses pères.
Jean m'avait parlé de ce rituel ; selon lui, les pierres seraient roulées et polies sous les aisselles, à la veillée, au cours des longues soirées d'hiver. Et quand on voit le poli de ces pierres, on imagine qu'elles doivent être longues, ces soirées, en Auvergne.
L' homme m'entraîne ensuite dans sa cuisine ; les tronçons écrasés sont placés dans une cocotte, avec trois verres d'eau. Vingt minutes plus tard, la cocotte est ouverte; Les tiges sont retirées et jetées, il ne reste qu'un jus teinté qui est récupéré, filtré, et mis à bouillir.
L'eau évaporée, il ne reste qu'un sirop ambré.
Le sirop de sorgho, pour lequel j'ai fait tout ce voyage.
Je goûte le liquide à peine refroidi, je ferme les yeux, je savoure.
-Et avec des crêpes, ou du pop-corn, c'est encore bien meilleur.
-Ah bon, tu le manges pas avec du sel, ton pop-corn ?