Je venais de pester contre les mulots qui avaient dévoré une racine complète de céleri-branches.
Il ne subsistait que les feuilles. Je ne constatais aucun autre dégât.
Finalement, à quoi bon s'emporter ? Des céleris, il y en aura jusqu'au printemps. C'était équitable : une racine pour les rongeurs, le feuillage pour les humains.
Je retournais à mes occupations potagères, et, soudain, en plein milieu de mon chemin, je le vis.
Transi, tremblant de froid, les yeux clos.
Que faisait-il là, à découvert ?
Je m'approchais lentement, il ne bougeait toujours pas.
Je m'allongeais et je l'observais. Il était blessé à une patte.
Qu'aurais-tu fait à ma place ?
Je me relevais précautionneusement.
Je frappais à une des vitres de la maison, pour attirer l'attention de ma fille, lovée avec sa mère dans le canapé, près du poêle. Je lui mimais simplement nos gestes habituels : les deux index dressés en haut de la tête, puis un index sur la bouche pour lui demander d'être silencieuse.
Elle comprit tout de suite.
En quelques secondes, elle était dehors.
-Un mulot !
C'était raté pour le silence.
Oui, un mulot, un bébé mulot plus exactement, à peine sevré. Exténué, blessé, s'abandonnant à une confrontation perdue d'avance avec des géants humains, alliés à un redoutable chat-chasseur.
Ma fille se saisit précautionneusement de la petite boule de poils, lui parlant, lui communiquant sa chaleur.
Nous jaugions ses chances de survie.
-Je pourrai le prendre chez moi à Clermont-Ferrand !
-C'est un animal sauvage....
Ma fille se fit une raison.
-On le garde pour la journée, alors ?
Peut-on lutter contre le sourire de sa fille ? J'étais vaincu d'avance, et, de toute façon, elle savait que j'aurai agi comme elle ; elle s'empressa de rentrer au chaud avec le mulot.
Le soleil réchauffait l'atmosphère. De temps en temps, je jetais un œil au travers de la fenêtre ; ma fille sur le canapé, le mulot minuscule blotti au creux de ses bras.
Elle revint me voir.
-Il mange !
Tu parles ! Une bonne amande, ça ne se refuse pas !
-On le relâchera où ?
-Vers la butte, j'ai entendu piailler là-dedans, il doit venir de là.
En attendant, profitant de la chaleur, ma fille posa le mulot au sol, au pied d'un chêne. Le mulot ne lâchait plus son amande, qu'il serrait comme un biberon.
Reprenant délicatement le mulot, ma fille repartit vers la maison. Un peu plus tard, elle ressortit, avec, dans les mains, une boîte à chaussures, 04 étoiles, douillette, garni de bons morceaux de tissus chauds.
Le mulot passa son temps à dormir et à manger son amande.
En fin de journée, ragaillardi, il se montrait plus vif et plus audacieux. J'eu juste le temps de le récupérer alors qu'il grimpait sur le bras de ma fille ; je le tins prisonnier dans ma main.
-Il est temps de le relâcher...
Ma fille m'accompagna jusqu'à la butte, qui sert d'habitat collectif aux musaraignes, aux mulots, aux lézards verts et gris.
-Tu crois qu'il vivra ?
-Tu l'as sauvé, nourri, soigné ; il est vif, sa patte a l'air d'aller, et le chat dort. Il rentre chez lui. Il a une chance.
J'ai posée ma main au sol, je l'ai ouverte : le mulot a jailli, il est resté un instant plaqué sur la terre.
Il nous a regardé, un bref instant, un bel instant ; et il a disparu dans les herbes.
La douce lumière de l'automne nous entourait ; nous sommes restés immobiles, sans rien dire.
La saveur de ces instants-là...